Le destin de Sarah bascula à l’instant même où elle avala le sperme d’Amaury. En accueillant son fluide, elle reçut son cœur en prime. Ébloui par ce prodigieux orgasme, il sut désormais qu’elle serait l’amour de sa vie. C’est ainsi que son habileté à sucer les hommes façonna sa destinée.

Elle aurait par défaut reproduit l’éternelle condition de son ascendance en récurant les couloirs des écoles, ou en épluchant des kilos de pommes de terre dans les cantines d’hôpitaux. Mais Amaury n’était pas de ceux qu’elle sucait d’ordinaire : il était baron, à moins que ce ne fut marquis, bourgeon d’une ancienne noblesse de campagne dont l’unique château fut vendu deux générations auparavant et le produit inégalement réparti entre les trois branches familiales. Si l’immobilier fut englouti dans le progrès du temps, les valeurs ancestrales demeurèrent ; on ne se défait pas facilement de plusieurs siècles de tradition où l’honneur, la foi et le devoir sont imprimés sur la devise des blasons, et renvoyés aux yeux d’Amaury par la porcelaine, les tableaux, l’horloge décatie qui trône dans le couloir de l’appartement, et toutes ces antiquailles noblionnes qui meublent sa vie d’aujourd’hui.

Sarah avait introduit dans l’existence d’Amaury une lubricité interdite, et en retour, elle reçut de lui l’extraction sociale immédiate qui fit d’elle une marquise, à moins que ce ne fut baronne, désormais établie dans un statut d’aristocrate oisive, consommant ses journées de lecture, de tricot, de prière, de rendez-vous mondains, de dîners délicats, et de nombreux pénis. Sarah suce, souvent. Elle a tout abandonné de sa vie d’avant, sauf la fellation qu’elle pratique avec artisanat sur des sujets divers : amis, fournisseurs, inconnus. Toutes les heures, l’horloge dans le couloir carillonne sa nostalgie des châteaux d’antan, et Sarah, divine métronome, pompe du mâle. Quelques hommes ont l’opportunité de la posséder, et alors elle retrouve la simple brutalité du sexe des gens normaux, alors que son baronet de mari pratique l’accouplement avec la retenue des gentilhommes.

Dans ma famille, avait un jour dit Amaury, si tu n’es pas conforme à ce qu’on attend de toi, tu n’es soudain plus qu’un poids mort, un passif à supporter. — Comme un objet, alors ? avait demandé Sarah — Oui, comme les choses. L’humain peut s’éteindre et devenir inerte. — Je suis enceinte, Amaury.

Elle avait senti quelques temps plus tôt les premiers symptômes d’une vie fleurissant en elle, avec un émoi diffus mêlé d’euphorie et d’épouvante. Le couple se prononça heureux de cette nouvelle, et la grossesse allant, la satisfaction de s’accorder aux exigences de transmission fit d’Amaury un homme subitement tranquillisé, comme s’il avait sécurisé l’honneur de sa génération et sa bonne place dans le panthéon familial. Sarah se sut définitivement affranchie de sa condition roturière en portant le fruit du noble sang, et la patiente cadence de l’antique horloge dans le couloir lui fut désormais agréable. 

Le destin de Sarah bascula à l’instant même où son mari découvrit ses adultères. Quelques semaines avant le terme de sa grossesse, par un hasard malheureux mâtiné de négligence, il apprit l’ampleur des trahisons et le détail de leur exécution. Lorsqu’un test de paternité confirma sa stérilité, il n’eut pas la force d’en vouloir à son épouse et s’enfonça dans un mutisme assourdissant qui fit du tintement de l’horloge un cri insupportable. 

L’enfant naquit enfin. Il fut entendu que le secret serait à jamais garanti, et la pureté de la famille préservée. Sarah et Amaury revinrent avec leur nourrisson dans le vaste appartement, déterminés à assurer l’éducation du gamin dans l’exacte posture de l’amour parental et des apparences sauves. 

Les gens sont des choses. En dépit des efforts sincères d’Amaury, il ne put se résoudre à reconnaître l’enfant comme le sien, ni Sarah comme sa femme. La présence insolente d’un berceau bâtard entre ces deux êtres les éloignait irrémédiablement l’un de l’autre, jusqu’au jour où ils estimèrent l’intégrité de leur union plus précieuse que le fruit d’un péché. Six mois après sa naissance, pour le salut du couple de barons, à moins qu’ils ne fussent marquis, ils abandonnèrent l’enfant à l’orphelinat.