Microfictions

L’humour et la fourchette

Par

J’ai douze ans, et papa vient de mourir. Il a fini par rendre les clés après cinquante ans d’une vie malade. Un matin, à l’issue d’une hémorragie cérébrale, tout le côté gauche du corps s’était mis en grève. Une hémiplégie qui ne l’empêcha pas de continuer à turbiner sec pour subvenir aux besoins de la famille. Il était indépendant, marchand de tissu. Je répétais à l’envi qu’il « faisait dans le textile », ça avait le don d’empourprer ma mère. Je sais que je devrais ressentir de la peine, comme tous les enfants qui perdent leur père, mais, étrangement, il n’en est rien. Il était déjà, somme toute, à moitié parti. Assis dans l’herbe, le regard vide, je ne rattrape que quelques souvenirs diffus d’un homme oppressé par les constrictions d’une vie difficile. Ses affaires n’affichaient pas les résultats escomptés par l’ambition du créateur d’entreprise. Ca se présentait pourtant bien, m’avait expliqué maman : pendant l’occupation allemande, il avait raflé les numéros gagnants d’une loterie, une manne d’argent à s’extraire du besoin pour cinq ou six générations d’oisifs. Pas de bol, quelques mois après la libération, un monsieur en pèlerine noire était venu nous annoncer qu’il fallait rembourser le pactole : c’était un tribu de guerre. La bonne nouvelle du soir ! Une telle scoumoune ne peut pas vous laisser indemne ; vous en portez les séquelles toute votre vie. Pauvre papa. Dans ma chambre, le soir, j’ai pensé qu’en l’apprenant, son sang n’avait dû faire qu’un demi tour.

Je suis assis dans l’herbe humide et j’en sens doucement les effets sur les fesses. Ce jour-là, de l’autre côté de l’atlantique, quelqu’un invente la poupée Barbie. A quatorze heures et vingt-deux minutes, la première Mini sort des usines de John Cooper. Au même moment, Fidel Castro s’engage dans le salon Vermeil de la Maison-Blanche en tendant la main à Dwight D. Eisenhower – en pleine guerre froide, il doit s’agir d’une visite de courtoisie. Au Congo, le premier être humain atteint du Sida expire à Gombe, tandis qu’une file de trois cent mètres s’étire devant le Royal Rivoli, qui vient de mettre Ben Hur à l’affiche. Moi, je n’en ai strictement rien à caler. Pour l’heure, je suis assis dans l’herbe humide, je suis à une réunion scoute, papa vient de mourir, et je ne suis pas triste.

– Lérot ! Lérot !

On m’appelle. C’est mon totem. Lérot. A douze ans, c’est une punition. Vous savez ce que c’est, un lérot ? C’est une espèce de rat brunâtre, un micro-rongeur qu’on appelle aussi loir des greniers. Je ne vous raconte pas la joie. On est bien loin du prestige du bison, de l’élan ou de l’orignal, portés par les caïds de la troupe. Lérot. Pitié, quoi. Mon grand frère a vainement tenté de me rassurer, insitant sur le joli bandeau noir que l’animal porte sur les yeux, comme un bandit masqué, sa sociabilité avec les humains, et surtout, pensait-il, sa longue queue bicolore à l’extrêmité dilatée. Renseignements pris, je ne retiens, moi, que ses défauts : un lérot, ça vit la nuit, ça hiberne, ça bouffe ses rivaux pendant la saison des amours et ça fait du tapage nocturne dans les mansardes. Il devait y avoir un message.

– Lérot ! Le feu de camp va commencer, tu viens ?

***

Je rejoins à grandes enjambées mes frères scouts ; la plupart sont déjà disposés en cercle autour d’un feu crépitant au milieu de la prairie. Quelques tentes éparses y dessinent un territoire invisible, notre domaine inviolable. Nous vivons coupés du monde, au milieu des steppes indiennes, pas loin de Bastogne. La nuit tombe. Je suis Lérot, le rat-bayard.

Je m’immisce à même le pré, entre deux camarades. De l’autre côté du brasier, Elan s’amuse avec un tison incandescent ; il trace des grands huit dans le ciel noir en éructant des invectives de chevalier ; c’est Godefroid de Bouillon en culottes courtes. Des petites lucioles virevoltent alentour.

Ce soir, nous sommes seuls : nos chefs sont allé s’empiffrer dans un restoroute quelque part entre Hemroulle et Villeroux, et nous ont laissé gérer la nuit. C’est une étape du parcours initiatique de l’éclaireur, sensée nous enseigner l’autorégulation du groupe. En fait, c’est surtout la grosse foire. Bien entendu, personne n’a préparé la veillée. Pour tromper l’ennui, Orignal prend la parole et me demande d’improviser un sketch « dont j’ai le secret ». Belle idée qui ravit instantanément la troupe. Lé-rot ! Lé-rot ! Lé-rot ! Au sein des scouts, je suis populaire par mon humour et ma fourchette. C’est d’ailleurs ce qui résume toute ma jeunesse : je ne suis bon qu’à faire le bouffon et mitonner la tambouille. Lé-rot ! Lé-rot ! Je me fais un peu prier, et finit par me lever, culotte trempée. Je vais entamer le sketch improvisé que j’ai consciencieusement rédigé la veille, en prévision.

« Chers frères, je vous parlerai ce soir de Ludwig Amedeus Beethozart. C’était un compositeur de grand talent, et de grande musique. A son actif, il a cinq phonies, quatre uors, une fugue (à quinze ans, mais il est vite revenu), et douze mélodies. » Premiers rires dans le parterre ; les moins cons, ceux qui savent goûter la subtilité des jeux de mots et les effets du calembour. Certains n’ont pas compris, d’autres n’écoutent pas, et Godefroid de Bouillon combat l’infidèle. Je poursuis. « Ludwig Amedeus Beethozart, sa vie, son œuvre, sa mort. Très jeune, ce virtuose du piano devint sourd, muet, et aveugle. Cependant il guérit, miraculeusement, grâce à une calvitie, soudaine et totale, qui lui dégagea la bouche, les oreilles, et les yeux. » D’autres rires, plus nombreux, plus soutenus ; je sens mon auditoire baisser sa garde et s’abandonner au plaisir du texte. Au même instant, un cri strident : c’est Elan qui s’est fourré le tison dans l’œil. L’imbécile ! En plein milieu de mon numéro !

Le hurlement d’Elan redouble d’intensité. De la main qu’il tient au visage, une fumée noire émane en se glissant entre les doigts. Quelques scouts se sont rués pour lui venir en aide, clairsemant d’autant mon public. J’enrage, mais fais face. « Ludwig Amadeus Beethozart, sa vie, son œuvre, sa mort. Mort atroce d’ailleurs, en plein élan vers la gloire, empalé sur une poutre en feu qui lui traversa la cervelle. » Certains rient encore, mais Bison, le meneur incontesté fort de ses quatorze ans, ne l’entend pas de cette oreille. Il me crie de cesser illico mes singeries. Je n’en ai que faire : sur scène on ne m’interrompt pas. « Beethozart est enterré au cimetière municipal de Louvain, troisième allée à gauche, deuxième sous-sol, quatrième caveau, téléphone : 47 10 34, après vingt heures. Si vous sonnez à la porte, c’est trois courtes, une longue. Ti ti ti taaaaa. »

C’est là que Bison fait honneur à son totem et me charge, corne à terre. Nous roulons dans la poussière ; le bovidé m’assène de coups, c’est la dérouillée du siècle. Il m’abandonne enfin au coin des flammes et je rejoins le pauvre Elan dans la douleur, je communie avec lui sous l’autel des incompris, nos deux sanglots se confondent en une complainte amère (Sachem, on n’attend que vous).

Le lendemain, je reçois mon qualificatif. Les chefs en ont décidé ainsi : ce sera « ardent ». Lérot ardent. Génial.

***

— Librement inspiré de la jeunesse scoute de Marc Herman.