Essais

A propos de « La Discrète »

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La Discrète est un film de 1990, auréolé du César du meilleur premier film pour Christian Vincent, et que j’ai dû regarder plus de cent fois. Cette obsession est inexplicable, car il s’agit d’une oeuvre mineure quoiqu’excellente. J’ai longtemps cherché les raisons qui me poussèrent à la dévorer plusieurs fois par semaine, parfois par nuit, entre 1991 et 1995. Une tentative d’explication réside dans le schéma formel de l’oeuvre, que je me suis hasardé à décrire dans une note universitaire, en 1997.

Introduction

La Discrète repose sur deux intrigues, l’une superposant l’autre en de nombreux endroits, mais néanmoins clairement distinctes. D’une part une histoire que l’on pourrait sans trop généraliser qualifier d’amour, où rentrent en ligne de compte nombre de ses causes et effets (le sexe, le mensonge, la trahison, etc.) Une histoire au parfum de libertinage (de nombreux éléments scénaristiques rappellent les Liaisons dangereuses de Laclos ; la référence à Restif de la Bretonne est d’ailleurs avouée – ouvertement citée).

Cette allusion est loin d’être innocente, puisqu’elle dépasse le cadre de cette première intrigue pour envelopper toute la seconde : La Discrète, c’est aussi (et surtout) l’histoire de la rédaction d’un livre, d’un journal intime, dont les ajouts quotidiens sont autant de lettres d’un roman épistolaire.

L’intérêt de ce film vient du fait que la littérature déborde de l’espace diégétique pour en déterminer la structure narrative. La littérature (le texte, plutôt) passe du fond à la forme (et de la forme au fond, comme on verra).

Il est possible de repérer, dans le film, quatre niveaux discursifs, lesquels interagissent continuellement, pour finir par se fondre en une seule instance formelle.

  1. Le film de Christian Vincent, en tant qu’entité filmique qui se suffit à elle-même, produit cinématographique, résultat du processus de production-distribution.
  2. Le journal dit intime, écrit et lu par Antoine, lequel comporte également un sur-niveau, un méta-discours intégré à son propre texte («Je m’aperçois que ce journal s’épaissit de pensées et d’anecdotes» ; «J’ai enfin trouvé un titre», etc.)
  3. Les séquences de rencontres entre Antoine et Jean, un libraire, qui sont chacune une étape dans l’évolution de la rédaction du journal ; également méta-discours cinématographique sur le livre en train de se rédiger. Avec ces scènes, nous changeons d’histoire, nous pénétrons dans la librairie, endroit où se déploie la seconde intrigue et où se décident les rebondissements de la première. La librairie, lieu même du texte – celui qu’écrit Antoine une fois qu’il en est sorti.
  4. Les séquences avec Catherine, enfin, qui sont à la fois intrigue du film et intrigue du livre; lieu de convergence entre les deux discours et possibilité de leur agencement. Notons que La Discrète en est le titre commun.

La construction du film est ainsi la chair même de son propos.

La matérialité de l’écriture

La Discrète est truffé de nombreux indices montrant que le film est principalement orienté sur l’écriture (l’acte d’écrire), tous autant de symptômes permettant de comprendre que c’est dans cette orientation qu’a
été réfléchie la construction de l’oeuvre.

L’objectif tout entier de l’intrigue (la deadline) est d’achever la rédaction d’un livre. Tout est ramené à cet unique but.

Le dialogue fait énormément référence à l’activité scripturale («Attendez, je note»; «Je vais prendre des notes») ; de nombreux messages, annonces ou lettres ponctuent le récit. C’est d’ailleurs plus à la matérialité du texte qu’à ce qu’il peut contenir que l’auteur s’intéresse. (1)


(1) C’est, d’un certain point de vue, le même souci qui animait Bresson dans Le journal d’un curé de campagne : «C’est à la matérialité de l’écriture qu’il s’est intéressé: des vues du journal lui-même, et du prêtre en train de l’écrire, viennent rompre la suite des événements et rythmer le récit jusqu’à son achèvement, marqué par le vide devenu blanc; comme si seule la mise en évidence de ces matériaux abstraits et leur progressive élaboration dans l’acte d’écrire pouvait, en se substituant à la représentation concrète, rendre perceptible la recherche intérieure qui anime cette histoire et celui qui l’écrit.» ROPARS-WUILLEUMIER Marie-Claire, De la littérature au cinéma, Armand Colin,
coll. Uz, Paris, 1970.


Ce sont des machines à écrire qui sont utilisées (et non des ordinateurs), comme pour marquer le travail de la matière, l’impression physique, directe, de l’encre sur le papier, et dont le bruit sec et net est comme le coup du burin sur la dalle tumulaire, signifiant par cette épitaphe son entrée dans l’éternité – le texte est figé. C’est, aussi, un manuscrit que doit travailler Catherine, c’est-à-dire la retranscription d’une pensée en matière. (2)


(2) Le travail demandé à Catherine est la retranscription dactylographiée d’un texte manuscrit, c’est-à-dire de rendre celui-ci accessible à sa lecture ; ce qui n’est justement pas le cas (ni l’objectif) d’un journal intime. Cette opposition accessible/non-accessible illustre, à mon avis, le traitement imposé aux supports du texte : c’est justement le fait de rendre accessible un journal qui ne devrait pas l’être (et ce, sur les trois autres niveaux : à Jean, à Catherine et au spectateur) qui est à l’origine du film, et la condition de son existence.


De nombreux plans montrent les personnages dans l’acte même d’écrire. C’est donc un jeu sur les signifiants que nous propose Christian Vincent, au-delà du sens qu’ils peuvent véhiculer : la teneur est l’affaire de la première intrigue.

Le contrepoint temporel

Le tout premier plan du film comporte la date «samedi 24 mars», inscription graphique sur l’image. Intrusion du texte dans le film, elle nous signale d’emblée (et nous en aurons confirmation juste après, quand la voix-off d’Antoine entamera la lecture de son journal) qu’il s’agit ici d’une narration filmique fragmentée, qui suivra celle, littéraire, imposée par le texte.

Dès cette première séquence se pose toute la question de la temporalité.

Nous entendons, en voix-off, la lecture d’un journal. Celui-ci devrait logiquement être achevé, puisque nous en voyons la transcription cinématographique. Celle-ci ne peut cependant en être une adaptation, puisqu’il n’existe pas réellement. Ainsi, dès les premières images, le film se dénonce lui-même comme fiction ; une irrémédiable distanciation s’est installée avec la voix-off. Si un journal intime peut s’écrire quotidiennement, sa représentation cinématographique ne peut s’effectuer en temps réel. C’est cette impossible rétroactivité qui fonde le paradoxe, le contrepoint temporel.

La Discrète est davantage le récit de la rédaction du journal plutôt que celui du contenu de ce journal. De plus, celui-ci avoue qu’il est lui-même le fruit d’un défi littéraire, et se gonfle de réflexions méta-discursives. Ainsi, le film est une double mise en abyme. Il est la représentation d’une représentation d’une représentation. Le film s’ouvre au journal, qui s’avoue comme tel.

Par ce jeu dialectique, la distanciation du spectateur est redoublée. D’une part La Discrète se dénonce lui-même, dès le premier plan, comme pur produit de fiction ; d’autre part il empêche l’identification spectatorielle en détruisant toute velléité de réalisme par la présentation d’un paradoxe spatio-temporel insoluble ; paradoxe entre le temps de l’écriture du livre et celui de sa lecture. Mieux, le film est le réceptacle de trois temporalités convergentes et simultanées : l’action, la rédaction et la présentation. (Une quatrième peut s’y ajouter, si l’on prend en compte le quatrième niveau : celui du film-produit, et le temps de son tournage).

L’aventure, l’écriture, la lecture. Ces trois temporalités sont simultanément offertes au spectateur, alors qu’elles devraient logiquement être successives, et dépasser le cadre de la diégèse (comme dans le cas d’une adaptation, où l’oeuvre littéraire est fatalement rédigée avant le tournage, lequel a lieu avant l’utilisation d’une éventuelle voix-off). Dans La Discrète, rien de tel. Tout est fiction, même le texte. Les trois temporalités se fondent alors en une seule : celle du visionnement du film, dont l’existence n’est possible que par son seul caractère signifiant : sa construction, sa forme.

Et sa construction, en limitant le temps de ces trois paramètres à la durée de projection, en niant qu’il y ait eu un amont (c’est un journal intime) et en empêchant qu’il y ait un aval, anéantit le Temps même, le temps qu’il faudrait à chacune des trois étapes pour se réaliser. (3)


(3) Cela me fait penser à ce que Roland Barthes écrivait à propos du modèle «textuel», lequel serait, pour lui, un «présent perpétuel, (…) nous en train d’écrire», puisqu’il suppose que le lecteur soit aussi productif que l’écrivain, dont le texte est la négation de la clôture de l’oeuvre.


(Le temps de La Discrète pourrait être le temps du rêve, le fruit d’une condensation, qui, de trois éléments distincts, fait naître un nouvel élément composite.)

Ainsi le film présente plusieurs niveaux de recul par rapport à la représentation d’un présent (aventure, écriture, lecture), tous englobés dans un hors-temps, engendré par la simultanéité des discours, auxquels peut être ajouté le niveau du film, qui est à la fois antérieur (le tournage) et postérieur (puisqu’il raconte une histoire a posteriori, ayant ainsi le pouvoir de superposer les discours) à la diégèse.

La Discrète est un éternel aller-retour du film au livre, puis du livre au film, où l’un est le reflet de l’autre. Cycle infernal, dont on ne peut se dégager, et où le Temps est réduit à un système, matérialisé à l’écran par la dernière scène du film, en tous points similaire à celle où débuta la rédaction du journal – le premier rendez-vous avec Catherine. Forme circulaire qui amène la négation de l’Histoire. (4)


(4) Le retour au point initial et la composition en abyme rappellent les structures closes du Nouveau Roman. Le livre est l’histoire même de sa réalisation. On pense à La recherche du temps perdu.


Paradoxalement, le film ne peut évoluer et s’accomplir que par sa contestation : le livre. La littérature n’en est pas l’origine, mais la structure ; elle en modifie la perception, «démultipliant les points d’impact du récit (5)», proposant plusieurs approches simultanées. Mais en éclatant de la sorte le point de vue narratif, en libérant ainsi de son destin subjectivement univoque le texte romanesque, c’est le Temps que le film emprisonne – et finit par détruire. L’impossible simultanéité des discours abolit toute conception de linéarité temporelle – et donc le film se détruit lui-même, se dénonçant comme tel.

Le spectateur de La Discrète est ainsi au carrefour de plusieurs perceptions (visuelle, auditive, textuelle). Cependant, aucune d’entre elles ne fait double emploi ni n’est redondante : à chaque fois que la voix-off envahit le champ acousmatique, Antoine ne fait rien – ou s’apprête à écrire. En même temps, il lit ce qu’il n’a pas encore écrit. Si elle anticipe parfois l’action, la voix-off ne commente ni n’explique jamais l’image. (Si la césure temporelle est visible, c’est pour mieux la résorber dans l’espace-temps virtuel du film.)

La voix-off, ou plutôt la parole-off, qui n’appartient qu’à celui qui la profère (donc signe de sa psychologie) constitue en quelque sorte l’aspect subjectif de l’histoire – dont le pendant est l’objective évidence du photogramme, «étant bien établi qu’aucune de ces deux données n’apparaît jamais qu’en contrepoint simultané à l’autre. (6)»

C’est une exploration des potentialités du Langage.


(5) ROPARS-WUILI FUMIER Marie-Claire, op. cit.

(6) ROPARS-WUILLEUMIER Marie-Claire, op. cit. (chapitre sur Main Resnais)


Le récit en perspective

Le film devient donc roman, puisque, à l’instar de celui-ci, il élabore une fiction autonome. Utilisant la littérature (matériau extra-filmique), il n’en demeure pas moins indépendant – il se suffit à lui même, grâce à la mise en abyme de sa propre narration, comme le fait le Nouveau Roman. Cette mise en abyme passe par la transformation du personnage en narrateur. Dans La Discrète, l’un ne pourrait être sans l’autre, puisque livre et film sont tributaires l’un de l’autre. La voix-off met le récit en perspective, et en fait ressortir la signifiance.

La négation du Temps dans La Discrète est en fait l’instauration d’un éternel présent par la négation de toute chronologie procédurielle (aventure-écriture-lecture), où, selon les termes de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, «le présent est un passé simple déguisé. (…) Le dédoublement de la structure narrative exhibe le mécanisme qui la produit, (…) et substitue au récit d’une histoire l’histoire de ce récit.» C’est bien là tout le sujet du film, qui rejoint cette forme ultime du roman vers laquelle tend un Proust ou un Robbe-Grillet.

Film et livre, ainsi, se construisent ensemble. L’important est alors de concevoir que ce qui compte est moins l’oeuvre achevée que l’oeuvre s’achevant. Cela n’est pas sans me faire penser au «work in progress» de James Joyce (7), plus pour la formule, cependant, que pour ce qu’elle définit.


(7) Titre donné aux différents extraits de Finnegans Wake paraissant en revue.


Mais c’est bien à une «révolution du verbe» que La Discrète s’est attelé. Sujet littéraire, construction littéraire: le film entier est dépendant du texte. Le monde (filmé) devient langage, parce que la présentation du premier est déterminée par le second. L’auteur d’un texte n’est pour rien dans la beauté des mots, mais il est entièrement responsable des images qui naissent de leur agencement. Ainsi l’image filmique se charge-t-elle, avec la voix-off, d’un sens tout à fait différent de celui qu’elle aurait véhiculé muette. S’il est possible de comprendre l’histoire sans entendre la lecture du journal, celle-ci nous permet de pénétrer la conscience du personnage d’Antoine, de traduire le cheminement intellectuel de l’écrivain à partir de sa perception.

Mais l’oeuvre de Christian Vincent est circulaire, et, de même que ce livre renvoie au film, le film renvoie au livre, et nous ne pouvons savoir lequel de ces deux supports (l’oeuf ou la poule) précède l’autre. Considérons donc que La Discrète est une «oeuvre en travail», dont les éléments se bâtissent eux-mêmes, de leurs rapports entre eux. Anti-suspense absolu, puisque le film est, si l’on peut dire, terminé d’avance, c’est-à-dire que le personnage d’Antoine s’affirme et se découvre dans le temps même où il s’exprime (et il s’exprime, use et abuse de la parole avec une chaleureuse prolixité), et nous devinons aisément le dénouement. Ces quelques éléments rapprochent La Discrète de l’oeuvre d’Éric Rohmer.

Conclusion

Avec La Discrète, une osmose a lieu : entre le cinéaste et le romancier.

Le film devient livre, parce que le livre s’est fait film. Le film fournit la trame d’un livre qui n’existe(ra) pas ; et ce non-livre, en retour, est à l’origine du film. Mutuelle influence, interdépendance dans un espace-temps imaginaire, par laquelle l’un ne pourrait exister sans l’autre. C’est un éternel aller-retour, où le livre et le film sont à la fois l’amont et l’aval de l’oeuvre.

Christian Vincent fait ainsi dire à Jean, parlant de Catherine, héroïne de cinéma : «C’est une véritable héroïne de roman !»


Bibliographie

BARTHES Roland, Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe, in Sémiotique narrative et textuelle (sous la direction de François Rastier et de Claude Chabrol), Paris, Larousse, 1973.
BUTOR Michel, Essais sur le roman, Gallimard, Paris, 1960-1964.
ROBBE-GRILLE1, Alain, Pour un nouveau roman, Gallimard, Paris, 1963.
ROPARS-WUILLEUMIER Marie-Claire, De la littérature au cinéma, Armand Colin, Paris, 1970.