Chroniques

Duo tueur en plateau

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Je connais cette émission par les comptes rendus que m’en fait madame au brunch dominical ; pour autant qu’elle soit à la maison, elle n’en rate jamais une édition, en dépit de ses assoupissements répétés. Ce n’est rien d’autre qu’un spectacle parlé, un talk-show dans lequel se succèdent des gens, connus ou non, pourvu qu’ils fissent l’actualité parisienne des dernières semaines. Ces gens sont issus de la politique, de la culture, de la science ou du sport, et sont conviés à partager avec la France l’objet de leur actuelle publicité. Ce n’est pas si simple en vérité : l’épreuve ultime consiste à passer de l’infantile bonhomie de Laurent Ruquier, maître du protocole et propriétaire des lieux, aux assauts successifs du couple de snipers spécialement entrainés à l’embrasement de plateau, campés côte à côte et chacun pêché dans un pan de l’échiquier idéologique, l’un de droite, à gauche, et l’un de gauche, à droite. Un duo tueur et sulfureux dont les offensives télévisuelles ont franchi les frontières de la case horaire et s’étalent désormais en société comme un nouvel aristarque. L’un — Zemmour — est journaliste, l’autre — Naulleau — est éditeur. Le premier est vivement critiqué pour ses prises de position considérées par le marais bien-pensant comme extrêmes et provocatrices, faisant de la France métropolitaine le noyau du monde ; le second dissimule sous des airs d’ourson placide un acide aiguillon harponnant ses proies de formules assassines, tenant de l’écharde plus que du roseau. L’alchimie infernale de ce tandem suffit à moissonner des millions de Français devant leur télévision, le samedi soir jusqu’au milieu de la nuit, et pour s’assurer qu’ils n’y préfèrent la chaleur des couettes, les échauffourées ne durent que quelques minutes, le temps d’échanger l’une ou l’autre escarmouche verbale, de croiser son fer avant qu’il ne fût rouge. Les débats pourtant fondamentaux qui souvent s’y déploient ne sont guère approfondis au-delà de ce que le cerveau moyen du téléspectateur ramolli d’une semaine de labeur est en mesure d’accepter un samedi soir, jour de bière et de baise. C’est le nouveau taylorisme culturel : une succession de saynètes sur le tapis roulant de l’audimat, et souvent on y glisse plutôt qu’on ne le déroule, c’est la promesse même de l’émission : on ne se couche pas devant le politique en démagogie, ou le saltimbanque en promotion. Le concept fonctionne à merveille, la potentialité d’un clash aspire l’audience nécessaire à l’attraction d’un gibier en besoin de visibilité. C’est un théâtre antique tout de bleu flouté, peuplé d’un public écrémé fait d’honnêtes citoyens et de jeunes biquettes pimplochées, soulignant de leurs applaudissements consentis les saillies des tragédiens, n’ayant cure des contradictions, applaudissant tantôt un camp, tantôt l’autre avec la même ferveur commandée.

C’est au tour de Francis Lalanne de prendre place dans le « fauteuil », sellette intelligemment disposée coté cour, face aux rosiers du jardin. Il y fut convié suite à la parution de son dernier opus, un livre en forme de mise en demeure au président de la république française, brûlot politique rédigé en vers libres, forme habile rappelant qu’il est artiste aussi, et qu’un mélange des genres n’est pas pour effrayer le vieux briscard, qui en a vu d’autres. L’homme est élancé, élégant, le jean serré dans les bottines et le cheveu dans le catogan, matamore de cape et d’épée, el capitan des belles lettres françaises. La première question de Ruquier, neutre et bienveillante, lui attire une réponse franche, directe, pétrie de vocabulaire juridique (« proroger le mandat ») et de subjonctif imparfait (« j’espérais qu’il inversât cette logique »). Je souris en pensant au chanteur débattant politique dans un livre, mais en ces temps de convergence médiatique, qui s’en étonne encore ?

Sur le plateau, le dramatis personae s’étale le long des tables. J’y vois une jeune actrice blonde (de cheveu) et un grand noir (de peau) dont les noms m’échappent, et je reconnais Jean-Marie Bigard. C’est alors que la tragédie commence ; l’acte premier s’amorce avec l’intervention de Zemmour, plantant le décor des hostilités à venir tel un étendard de délicatesse, et citant Jacques Chirac : « C’est intéressant. On est en train d’enculer une mouche qui ne nous a rien demandé. » La réaction de l’enculeur ne se fait pas attendre : il réplique illico qu’avec un démarrage pareil, il arrête, qu’il « accepte la controverse, mais pas la grossièreté », que « la discussion est intéressante si elle a lieu convenablement », puis d’autres formules préparées pour le cœur de la bataille, et trop tôt décochées. La discussion incriminée n’a produit encore qu’une plaisanterie chiraquienne, et la défense abat toutes ses cartes à la volée, un peu comme le cow-boy faussement brave qui attend la moindre étincelle pour vider ses chargeurs dans une rage pétaradante. Dès cet instant, on comprend que Lalanne, redoutant l’affrontement depuis des jours, a dû fourbir ses lames qui, à ce point affûtées, sont parties toutes seules au premier trait. A force de craindre le feu, on finit par le bouter soi-même, et c’est précisément ce qui arrive. Les minutes qui suivent voient les deux protagonistes évoluer dans une commedia dell’arte burlesque autant qu’effrayante, où le pauvre Francis se débat à coup d’aphorismes (« Rendons à Chirac ce qui appartient à Chirac »), de numérologie (« c’est basé sur l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme, pas l’article 16 de la Constitution, ça c’est la loi martiale »), de querelle d’experts (« Article 25. » — « Non : article 20. » — « Peu importe, 20 ou 25. »), de bureaucratie (« Article 29, dernier alinéa »), jusqu’à ce que Bigard, en bon Gemini Criquet, y mette un terme par un claironnant : « Article 28. Puis t’auras le 32 ! », ce qui occasionne un éclat de rire collectif au sein du public, allez savoir pourquoi.

Profitant d’une accalmie passagère, Zemmour y va de son petit couplet sur l’histoire de France contemporaine, remontant aux aurores de la cinquième république. Il n’a pas le temps d’en revenir, interrompu par Lalanne qui l’invective : « Tu as quel âge ? Moi, je te parle des gens d’aujourd’hui. » Et Zemmour : « Mais je me fous des gens d’aujourd’hui ! » A partir de là, l’argument se confond à la réplique, les esprits s’échauffent, l’absurde éclot en cet échange où n’importe plus que le dernier mot, quel qu’en soit le sens, ce qui génère ce moment d’anthologie télévisuelle :

« Lalanne — Toi qui es profondément bonapartiste, tu ne vas pas me sortir le déterminisme historique de Karl Marx !
Zemmour — Bien sûr que si !
Lalanne — Donc tu es marxiste.
Zemmour — Mais oui, bien sûr. »

Ces premiers engagements ne sont pourtant que l’antichambre du drame, qui va subitement, avec l’acte deux, se précipiter dans la rixe pure, quoique orale uniquement, encore que, comme nous le verrons, il frôlera la sincère bastonnade avec la seconde charge, menée par Naulleau qui, honorant son fiel incisif, balance une bonne charretée d’amabilités sans sourciller, et notamment : « Si y’avait eu dix pages de plus, c’est juste si tu avais demandé l’asile politique en Corée du Nord. Le niveau des textes est au bord du délit culturel. Les crimes : mise sur le marché de vers de Mirliton non homologués, possession et revente de niaiseries en stock. C’est en dessous du niveau de la mer. » Il n’en fallut pas plus pour que, d’un débat houleux mais honnête, la scène se mue en indomptable baston, courrouçant les voix, fronçant les sourcils, rougissant les faces, pinçant les lèvres et dessinant les veines frontales. La naïve tentative d’apaisement de Ruquier (« Naulleau, je vous trouve sévère ») n’y est d’aucun secours. Lalanne s’emporte, hurle, gesticule sur sa sellette comme s’il y brûlait du charbon, et commet alors l’irréparable : la perche absolue et parfaite. « Je ne t’autorise pas à me juger. Je ne l’accepte pas. Pour qui tu te prends ? Tu t’arroges le droit de dire ce qui est bien et ce qui est mal. Tu es un inspecteur des travaux finis. » — Et Naulleau : « Mais ils ne sont pas finis, tes travaux. »

Cela ne suffit pas. L’animal est à terre, mais il respire encore. Troisième acte. C’est l’instant d’estocade. Naulleau propose alors de répondre à la poésie de Francis par une intervention versifiée, « façon Lalanne », dont je vous fais grâce ici, à l’exception de ce joli proverbe : « A péter plus haut que son Q.I., on risque de ne souffler que du vent. » Il faut reconnaître ici l’élégance de Lalanne qui, assommé, balafré, trouve encore le panache de faire face, tel Cyrano au vicomte, poète, et tellement qu’en ferraillant il va — hop ! — à l’improvisade, lui composer une balade. C’est ce qu’il fait, il répond, main levée, lippe écumante :

Enfin, encore un mot qu’il ne faut pas qu’on perde
Retiens-le pour le dire à tes preux, tes amis
Je ne suis qu’un français de notre grand Paris
Je ne suis qu’un poète, heureux, et je t’emmerde !

L’effet est puissant, du moins sur le public qui éclate en triomphe, et même si ces vers furent probablement écrits à l’avance, feignant la stichomythie, ils furent parfaitement instillés dans le cours de l’intrigue, fruits d’un timing irréprochable et d’un sens du spectacle que nul ne peut reprocher à leur auteur.