Les noces de Jacques-Joseph et Léonie furent célébrées sous les frimas de l’hiver 1887. A Hodister, il gelait à pierre fendre et, en dépit des risques de chute sur le sol intégralement verglacé, le village au complet s’y rendit avec la curiosité d’un cochon truffier. Cette union marquait le dénouement d’une comédie bucolique dont le premier acte s’était joué vingt ans plus tôt. 

La rumeur courait que Jacques-Joseph avait alors fait le voeu d’épouser un nourrisson dans son couffin, et que, de ce jour, il avait chastement attendu le moment où la demoiselle fut en âge d’être conduite à l’autel. D’aucuns prétendaient que ce serment fut pour lui l’occasion de se préserver des charges incessantes de sa mère contre sa coupable niaiserie : il avait pu désormais assurer paisiblement ses fonctions de bourgmestre. 

Or, tout s’achève un jour. Vint celui où le poupard devint tendron, et, s’il était gauche avec les femmes, il se voulait droit dans ses bottines : à l’aube du dix-neuvième anniversaire de Léonie, il se rendit chez ses parents pour leur demander sa main. Ceux-ci s’empressèrent d’accepter, feignant n’avoir pas attendu ce moment depuis tant d’années ; en vérité l’impatience les rongeait de l’intérieur : doter leur fille d’un statut d’épouse de bourgmestre suffisait à compenser l’impuissance supposée du prétendant, et même si le doute planait sur sa capacité à produire une descendance, le risque méritait d’être pris. La demoiselle avait au demeurant de quoi embraser le plus grossier des paysans ; la sortie de l’enfance ayant ciselé sur elle un galbe sulfureux déformant le vêtement, ne montrant rien mais invoquant tout ; l’apparition d’un seul mollet dans l’eau des ruisseaux attirait sur le bas de son corps les regards baveux des garçons alentours, alors même que le haut eût suffi à dompter les coeurs, par les bouclettes blondes qui encadraient d’un manteau d’étoffe un visage d’ange aux yeux bleus comme les rois. Toutefois, son statut de catherinette promise au chef du village la protégeait de la sève locale, et quoi qu’il advienne, sa famille n’aurait jamais accepté un trousseau maigrement fourni.

 L’église déborde et la foule se presse sur le parvis. Tous veulent entendre la prononciation des voeux, car leur sincérité n’est pas communément admise, chacun veut voir cet homme, enchaîné depuis vingt ans à un serment de chanson de geste, confirmer celui-ci avec honneur, ou le tâcher d’infamie. Un oui fier l’auréolerait d’un éclat féodal, un non couard d’une couronne d’épines. Il fait quinze degrés sous zéro ; les ruisseaux ont gelé cette nuit, et le temps s’est arrêté.  

Depuis quelques semaines, la question glissait sur toutes les lèvres et, au comptoir du père Louis, on pariait sur l’issue de l’affaire. Monsieur le bourgmestre allait assurément se dérober au devoir conjugal, lui qui n’avait jamais bandé que sur le dos d’un boeuf, comment pouvait-on imaginer un renversement soudain quand, hier encore, on l’avait aperçu changeant de trottoir à l’approche de la jeune Pauline. Certains pensaient l’inverse et, l’absinthe échauffant les cervelles, on avait déploré quelques bagarres entre champions des deux camps. Un jeune garçon de ferme sans nom de famille y avait laissé l’oeil gauche, transpercé d’un verre à pied lancé tel un javelot de l’autre bout du café, sans émouvoir outre mesure les témoins de l’incident : que vaut un oeil de lad au regard de l’avenir du monde connu ?

Le temps s’est donc arrêté au moment de l’échange des voeux. Une éternité de trois secondes avait assourdi l’église, chacun retenant son souffle ; on put y entendre Dieu humer la crudité de l’air, des regards interrogateurs s’échangèrent dans l’assistance, et lorsqu’enfin le “oui !” résonna sous la nef, une clameur d’allégresse s’éleva de l’assemblée comme si on lui avait annoncé la fin de la guerre, le curé lui-même exprimant par un discret entrechat le soulagement de n’avoir pas à porter la responsabilité d’un sacrement avorté. 

La nuit venue, ivre de plusieurs litres de bière, il s’introduisit dans le lit de Léonie, puis dans Léonie, avec la fougue maladroite d’un vieux nigaud cinquantenaire, tenant davantage de la copulation que de la volupté, l’un et l’autre ingénus comme brebis, profanes encore des choses de l’amour – pourtant, enchâssé dans son épouse pour la première fois, il y découvrit des félicités qu’il n’avait pu concevoir réelles, et des plaisirs physiques qui lui dressèrent le poil des bras. Il renouvela l’expérience autant de fois que le lui permit le reste de la nuit, évoluant prestement du devoir au délice, évacuant en gros jets quatre décennies de continence retenue, et le couple abandonna toute réserve jusqu’à la pique du jour.

De cette union naquirent dix enfants.