Léonie
Léopold
Trente minutes ? Oui, Madame, c’est le temps nécessaire à l’impression de la scène sur le négatif. Il conviendra de ne pas bouger, faute de quoi il faudra renouveler la prise. Comment les jeunes enfants vont-ils supporter une telle discipline une demi-heure durant, immobiles, statues de marbre ? Au moins, Victorine n’aura pas ce souci, elle. Faudra-t-il sourire ? Je ne pense pas, Madame, que la circonstance s’y prête, hélas.
La famille K*** est au complet, dispersée dans la grande salle à manger de la ferme qu’elle possède à Hodister. Les plus grands des enfants s’affairent à l’aménagement de l’espace de pose. Ils étendent un tapis au sol, sur lequel ils dressent une large bergère en osier. Léonie s’y installera, avec Victorine dans les bras. Les enfants encadreront en chapelet le siège maternel, point focal du moment. Le photographe est à la manoeuvre et distribue militairement ses instructions : il s’agit d’assurer un équilibre visuel à l’image, chaque protagoniste doit occuper la place qui lui revient, tant dans la hiérarchie familiale que dans la structure du tableau.
Léonie pleure doucement dans un coin de la pièce, assise de travers sur une chaise. De temps en temps, elle replace derrière l’oreille une mèche de ses cheveux. Elle a encore un peu de temps avant d’accommoder son chignon. J’ai entendu qu’en Angleterre, dit l’aîné Philippe, ils ont élaboré un système de tiges et de poulies pour soutenir les corps. Tais-toi, répond une des soeurs. Quoiqu’il en soit, poursuit-il, je serai content d’avoir tout de même un souvenir.
Accaparée par la rudesse d’une vie rurale, la famille n’a jamais pris le temps de s’en fabriquer, et cette séance de pose est une indulgente façon de rattraper le temps qui a filé. On s’y prend toujours trop tard, intervient une des soeurs ; désormais, je ne reporterai plus au lendemain mes affaires, qu’elles fussent pénibles ou agréables. C’est bien, ma fille, murmure Léonie.
Il est temps maintenant d’investir la scène. L’un après l’autre, le photographe appelle les enfants, et leur prescrit patiemment la position du corps, le maintien des bras, le sens du regard. Il leur dit à chacun de fixer cette horloge, ce buffet, ce pot de fleur. Progressivement, le décor humain s’installe autour du siège en escorte familiale. Ils sont prêts à inscrire le souvenir dans l’éternité grâce à la technique.
Une fois la fratrie convenablement ordonnée dans une pose liturgique, Léonie se lève et, lentement, s’installe dans la bergère. Elle demande quelques instants pour se sécher les joues où coulent encore un peu de larmes, puis brosse d’un regard attendri la file régulière de sa descendance. Le photographe lui loge ensuite Victorine, paisible et immobile, dans les bras. Le silence est pesant. D’un délicat mouvement des doigts, Léonie lui ouvre les yeux. Elle va la regarder pendant trente minutes, le temps d’imprimer sur ce négatif l’amour infini qu’elle porte à sa fille, et qu’elle s’apprête, à l’issue de cette séance, à porter en terre, suivie du sinistre cortège de ses enfants restés vivants.